Dans un dossier que je viens de plaider le 17 mai 2024 devant le Tribunal Judiciaire de Nantes, le Procureur de la République vient de soutenir que « les demandeurs évoquent simplement des délais de jugement de l’ordre de quinze à vingt-quatre mois qui les empêcheraient de mener une vie familiale normale » alors que :
« D’une part, il sera évidemment rappelé que rien n’obligeait les demandeurs à concevoir un enfant dans leur contexte actuel de vie, à savoir deux lieux de vie géographiquement éloignés et sous le coup d’une opposition à mariage. »
« D’autre part, il ressort des pièces que [Madame] prenait antérieurement une contraception et qu’ils avaient la volonté d’avoir des enfants […], ce qui laisse largement supposer qu’il s’agit d’une grossesse choisie et que [Madame] est ainsi revenue sur son principe de « vouloir se marier avant d’avoir des enfants »«
« Enfin, rien ne leur interdit de se retrouver au Maroc, si un visa n’est pas délivré à monsieur, dans l’attente éventuelle de leur mariage et/ou de leur retour en famille en France. On aurait pu d’ailleurs supposer que concevoir l’enfant hors des liens du mariage ne leur ayant pas (ou plus) posé de difficulté, ils auraient pu décider au contraire de vivre en famille au Maroc, voire d’organiser l’accouchement au Maroc pour permettre au père d’être présent dès les premiers moments de vie de son enfant, le temps que l’opposition à mariage soit éventuellement levée. »
En clair, il est reproché :
- Au couple de ne finalement pas avoir attendu pour concevoir un enfant et en quelque sorte de ne pas avoir respecté l’opposition à mariage. Le Procureur n’est en revanche absolument pas gêné que les délais de jugement, à l’allongement desquels il contribue largement, ne soient pas respectés ;
- A la femme d’avoir cessé de prendre une contraception et de ne pas avoir attendu le mariage pour concevoir un enfant, contrairement à son souhait initial. Il n’a pas traversé l’esprit du Procureur que compte tenu de l’âge de la femme, le couple n’a pas jugé souhaitable d’attendre pratiquement deux ans la mainlevée d’une opposition avant de commencer à construire une famille ;
- Au couple d’avoir recours à une procédure d’urgence, alors que rien ne leur interdirait de se retrouver au Maroc et à la femme d’aller y accoucher. Ceci est encore le plus choquant : le Procureur de la République française voudrait qu’une femme française aille accoucher à l’étranger pour pouvoir vivre avec le père parce qu’ils ont eu l’audace de concevoir un enfant hors mariage. Le Procureur n’ignore pourtant pas que selon l’article 490 du code pénal marocain : « sont punis de l’emprisonnement d’un mois à un an, toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles. ».
Rappelons ce qui figure sur le site internet des Consulats de France au Maroc à la rubrique PACS :
« Nous attirons votre attention sur le fait que le PACS, tel qu’il est défini par le code civil français, est contraire à l’ordre public local du Royaume du Maroc en l’état actuel du droit positif de ce pays. En particulier, il suppose une vie de couple, alors que la législation pénale marocaine prohibe toutes formes de relations sexuelles hors mariage :
Article 490 du code pénal marocain : « sont punis de l’emprisonnement d’un mois à un an, toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unis par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles. »Au plan civil ou commercial, le PACS ne peut avoir aucun effet au Maroc, les obligations réciproques qu’il comporte étant fondées sur une cause considérée comme illicite au regard des bonnes mœurs, de l’ordre public et de la loi du pays.
Au titre de la mission de protection qui est confiée aux consuls généraux de France par l’article 5 de la Convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires, nous devons vous mettre en garde contre les risques encourus et les sanctions auxquelles vous vous exposeriez en vous prévalant de cette convention sur le territoire du Maroc. Toutefois, dans ce domaine de compétences, l’autorité consulaire n’a pas un devoir de conseil à l’égard des compatriotes sur l’opportunité de passer un acte. Il ne peut que les informer des dispositions du droit français.
À cet effet, avant toute démarche, il est conseillé de prendre contact auprès du consulat général. »
Évidemment, ce qui vaut pour des couples qui ont conclu un PACS vaut à plus forte raison pour tout couple non marié.
Pour ceux qui auraient des doutes sur la gravité de ce qui est suggéré par le Parquet :
- Etre mère célibataire au Maroc, un long calvaire (article du Monde) ;
- Grossesses hors mariage au Maroc : les enfants de la honte (article de La Presse)
Rappelons que le Procureur de la République est celui d’un pays, la France, dans lequel la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 est venue modifier l’article 34 de la Constitution de la République française pour y ajouter que :
« La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
Le Parquet Civil de Nantes étant composé de plusieurs magistrats, on aurait pu espérer qu’il s’agissait d’une position isolée. Pas du tout : à l’audience, la cheffe du service civil du Parquet, qui n’était pas l’auteure des conclusions, les a explicitement soutenues en ajoutant les arguments suivants :
- En faisant un enfant malgré l’opposition, le couple a cherché à construire un dossier (il existe en réalité bien d’autres éléments dans ce dossier prouvant qu’il s’agit d’un vrai couple) ;
- Si les règles de l’islam avaient été respectées, le couple ne serait pas dans la situation dans laquelle il se plaint (un enfant né avant de s’être marié). C’est dans le droit fil de conclusions que je viens de recevoir du Procureur Général cette fois (c’est-à-dire du Parquet devant la Cour d’appel), dans lesquelles il est indiqué qu’il est invraisemblable qu’un homme puisse être alcoolique, car il est musulman.
Comment en est-on arrivé à de telles conclusions ?
Il faut revenir sur les règles applicables en matière de mariage à l’étranger.
Rappel des textes légaux
L’article 171-2 du Code civil prévoit que :
Lorsqu’il est célébré par une autorité étrangère, le mariage d’un Français doit être précédé de la délivrance d’un certificat de capacité à mariage établi après l’accomplissement, auprès de l’autorité diplomatique ou consulaire compétente au regard du lieu de célébration du mariage, des prescriptions prévues à l’article 63.
Il s’agit d’instaurer un contrôle préalable pour éviter que des mariages nuls et en particulier des mariages frauduleux ne puissent être célébrés à l’étranger alors qu’un Français est concerné.
L’article 171-4 du Code civil ajoute ainsi que :
Lorsque des indices sérieux laissent présumer que le mariage envisagé encourt la nullité au titre des articles 144, 146, 146-1, 147, 161, 162, 163, 180 ou 191, l’autorité diplomatique ou consulaire saisit sans délai le procureur de la République compétent et en informe les intéressés.
Le procureur de la République peut, dans le délai de deux mois à compter de la saisine, faire connaître par une décision motivée, à l’autorité diplomatique ou consulaire du lieu où la célébration du mariage est envisagée et aux intéressés, qu’il s’oppose à cette célébration.
La mainlevée de l’opposition peut être demandée, à tout moment, devant le tribunal judiciaire conformément aux dispositions des articles 177 et 178 par les futurs époux, même mineurs.
L’article 177 du Code civil prévoit enfin que :
Le tribunal judiciaire prononcera dans les dix jours sur la demande en mainlevée formée par les futurs époux, même mineurs.
Légalement, parce que les droits fondamentaux de se marier et de mener une vie privée et familiale normale sont en cause, le Tribunal Judiciaire de Nantes devrait donc juger de telles affaires dans un délai de 10 jours. Or tous les praticiens de ces dossiers savent que tel n’est pas le cas :
- il faut réserver une date d’audience pour engager une procédure dans un tel dossier ;
- les premières dates d’audience disponibles le sont actuellement à plus d’un an ;
- il est donc impossible, en violation flagrante de la loi et des exigences du Conseil constitutionnel, d’obtenir un jugement avant un délai d’au moins 15 à 24 mois.
Alors même que le législateur a considéré que de tels dossiers présentaient un caractère d’urgence tel qu’ils devaient être jugés en 10 jours, ce délai est donc constamment violé.
Il y a encore deux ou trois ans, des dates pouvaient être réservées pour une première audience à environ 6 mois. C’était déjà trop par rapport aux exigences légales, mais c’était un moindre mal. Actuellement (mai 2024), il n’y a pas de date réservable avant juin 2025, soit plus de 12 mois. Aucune date n’était réservable pendant les vacances judiciaires d’été, il ne fait aucun doute qu’aucune date ne sera disponible avant septembre 2025 d’ici quelques semaines, soit avant un délai de 15 mois.
Le Procureur de la République de Nantes s’oppose au raccourcissement des délais
Lorsqu’il existe une urgence particulière dans un dossier, il est possible d’avoir recours à l‘article 840 du Code de procédure civile, qui prévoit que :
Dans les litiges relevant de la procédure écrite ordinaire, le président du tribunal peut, en cas d’urgence, autoriser le demandeur, sur sa requête, à assigner le défendeur à jour fixe. Il désigne, s’il y a lieu, la chambre à laquelle l’affaire est distribuée.
La requête doit exposer les motifs de l’urgence, contenir les conclusions du demandeur et viser les pièces justificatives.
Le recours à cet article devrait en principe être inutile puisque toutes ces affaires devraient être légalement jugées en 10 jours. Mais comme il est acté que la violation des délais légaux de jugement est la règle dans ces affaires, on peut y avoir recours dans certains cas, lorsqu’il existe des situations présentant une urgence particulière.
Au cours des cinq dernières années, j’y ai eu recours à deux reprises : pour une personne qui était en soins palliatifs et pour laquelle il était évidemment urgent qu’un jugement soit rendu et très récemment donc, pour le couple ci-dessus évoqué, puisque la femme allait accoucher très prochainement.
Dans les deux cas, certainement le Président du Tribunal Judiciaire a retenu l’urgence et a fixé une date d’audience (qui est alors aussi une date de plaidoirie) 30 à 45 jours après la demande qui lui avait été faite.
Ainsi, le Procureur de la République vient reprocher explicitement à un couple d’avoir sollicité et obtenu du Président du Tribunal Judiciaire de Nantes l’autorisation d’engager une procédure permettant d’obtenir un jugement dans un délai d’environ 3 mois au lieu d’aller s’exposer à la loi pénale marocaine ainsi que le suggère par écrit le Procureur de la République.
Rappelons que légalement, n’importe quel jugement dans une telle affaire devrait être obtenu en 10 jours. Ce n’est donc pas un privilège qui a été obtenu, mais une moindre violation des délais légaux de jugement. Il n’en est que plus étonnant que le Procureur de la République puisse s’y opposer.